lundi 30 septembre 2013

Marches funèbres


         Un effluve capiteux assaille mes narines. Sous mon regard attentif se matérialise la forme vague d’un pied nu, effleurant la première marche de l’escalier de bois. Plein d’espoir, je lève alors les yeux vers l’endroit où le visage devrait se trouver…  Il n'y a déjà plus rien.

Du pied, j’écrase à nouveau la marche de toutes mes forces afin de la faire revenir, en vain. Je monte la deuxième marche, la troisième, la quatrième, tâtonnant ainsi de la semelle jusqu’au palier, toujours sans succès.

Soudain, il y a comme un bruit de course tout près de moi. Bien que je ne vois personne, je reprends confiance et me remets en route. A la septième marche de la seconde volée, mon obstination est récompensée : sa présence me submerge. Son amour naissant s’insinue en moi comme un baume partout où mon âme suppure, il calme les hurlements pris au piège de ma cage thoracique. Mais à peine ai-je eu le temps de m’en imprégner qu’elle disparaît, me laissant pantelant. Je me remets éperdument à sa recherche. 

A la troisième marche de la volée suivante, son regard perçant se plante brutalement dans le mien. Ses yeux sont à quelques centimètres de mes yeux, trop vastes, une immensité brune. J’y plonge avec une confiance aveugle, m’y love en gémissant. C’est dans son regard sombre que logent les aspérités de son être, son intelligence acérée, les profondeurs enivrantes et les paradoxes qui la structurent. Mais soudain ses yeux se ferment et ses paupières me prennent au piège d’un étang de lassitude qui se mue en une rivière de dégoût, puis, petit à petit, en un torrent haine. Elle m’y noie d’une poigne ferme comme un simple chaton. Presqu’imperceptibles, au loin, j’entends comme des regrets ; des échos lancinants - Pourquoi t’ai-je aimé ? Puis : Pourquoi n’ai-je pas su t’aimer mieux?

Je retire précipitamment le pied de la marche. Ebranlé, je vais pour m’asseoir un peu plus loin. Mais par le biais de mes semelles, la revoilà de nouveau, qui agrippe mes chevilles, entreprend mon ascension. Elle pénètre dans ma peau, fouille ma chair, explore le réseau de mes veines, se mêlant à mon sang puis se hissant jusqu’à mon cœur pour y cracher son venin. Comme elle s’était frayé un chemin vers mon amour, comme un parasite, comme une drogue, et pourtant, pourtant… ! C’est lorsqu’elle me fuyait que je l’aimais le mieux, nous entraînant tous deux dans une valse fatale.

Exalté, je laisse mon aimée apposer l’empreinte de son corps spectrale sur ma peau. Ce n’est pas un contact froid, mais brûlant comme la fièvre. Un gémissement m’échappe et je sens qu’en elle quelque chose subsiste, qui, violemment aussi, m’aime encore un peu.

Mais mon ardeur la fait fuir, son souvenir s’évapore. Étendu dans les escaliers, seul, je me sens comme un imbécile. Les yeux levés au plafond, je remarque alors les immenses fleurs en plastique qui tombent droit dans le vide enclos par la spirale formée par la rampe de l’escalier.

Les voilà qui frémissent !

C’est la volonté de ma bien-aimée qui les anime ; bientôt elles quittent l’espace où les lois de la gravité les contraignaient et se tendent vers moi, pareilles à des mains. Un instant plus tard, elles atteignent ma poitrine et avec une force inouïe s'y enfoncent sèchement. Horrifié, je reconnais la fragrance âcre qui m’avait accueilli au commencement de mon ascension.

Dans la cage d’escalier, les multiples portraits des ancêtres de celle que j’aimais nous considèrent de leur regard creux. Ils ne sont que couches de peinture, pans de toile, morceaux de bois vernis, absences. Mais ma maîtresse, elle, années après années, jour après jour, a laissé un peu de son essence d’une marche à l’autre, prête à être invoquée.

Dressée au dessus de moi, la voilà soudain qui me toise ; superbe de fureur.

« J’éveille les souvenirs de l’escalier, les arpente pour remonter jusqu’à toi, » lui dis-je dans un murmure. « A moi, ils se dévoilent, car nous sommes de la même étoffe.»

C’est alors qu’un second visage se superpose à celui auquel je m’adressais, palpitant, celui-là et livide. Un vrai masque tragique.

« Pourquoi ne peux-tu me laisser en paix ? » en articule les lèvres tremblantes où de grosses larmes s’attardent.

Cette seule vue me rend toutes mes forces ; j’arrache les fleurs de mon torse et me redresse d’un bond. La silhouette échevelée de ma bien-aimée me fait face, en chair et en os, emmitouflée à la va-vite dans une robe de chambre d’homme. J’avance vers elle, fais mine de l’embrasser, de la prendre dans mes bras. Elle recule en gémissant, terrifiée. Sa réaction me bouleverse.

Alors, la rage au ventre, je lui lance un défi muet. Sous son regard égaré, je prends l'air profondément horrifié puis commence à m’affaisser sur moi-même. Entraîné par la gravité, mon corps se met à dévaler les marches - lentement d'abord, puis de plus en plus vite. Je prends soin de n’épargner à mon amour aucun des craquements secs que font chacun de mes os en se brisant.

A l’issue de ma chute fracassante, je demeure sur le dos, la tête en bas, comme désarticulé. Dardant sur elle mes yeux étrécis. Mon sang, brun et grumeleux, coule en un flot lent mais infini le long des marches inférieures tandis que mes faux râles d'agonie déchirent l’obscurité.

Sa main est plaquée contre sa bouche en une parfaite expression d’horreur.Vaguement bouleversé, je sens pourtant une sombre satisfaction me gagner. Mon esprit n’est fait que de bribes et je vais hagard dans ce songe. Mais ce qui de mon inconscient demeure sait et guide mes gestes.
« Rendez-vous une autre nuit », dis-je dans un grognement.

Le bois de l’escalier s’ouvre un instant en grinçant sur mon corps brisé puis se referme bien vite au-dessus de moi, me ramenant aux ténèbres. La suavité des fleurs de plastique se mêle bientôt à une odeur de terre ainsi qu'à celle bien plus nauséabonde de ma propre carcasse.

Mon cœur, bien qu’exsangue comme un fruit sec, se serre un peu à la pensée des larmes cette nuit versées.

Mais bien plus intolérable encore m’est le souvenir qui du fin fond de ma mortuaire retraite, nuit après nuit, me hante sans répit : celui de deux fines mains sur mon torse, profitant d’un instant de déséquilibre pour me pousser, dans un accès de rage, du haut de l’escalier.

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