Le viel homme allait mourir sans avoir pu achever sa quête. Les yeux clairs
et brillants, le teint diaphane, il répétait en s’agitant fébrilement dans ses draps: « Quel désastre! Quel Malheur! Quel vanité! »
Des années
durant, hanté par une seule obsession, il avait étudié langages, dialectes et
patois… Il en connaissait plus de cent ! … En quête de leur poésie.
Dès qu’il avait cru la percevoir, il l'avait humée avec avidité, s'y était vautré un instant, un instant d'or pur. Puis, rasséréné pour quelques jours, quelques semaines, il avait pris du repos. Après quoi, il était à nouveau assailli par l'angoisse et s'attelait sans plus attendre à l’étude d’une autre langue. Mais il y en avait des milliers, trop pour une seule vie d’homme. Et ayant beau savoir que son bel inventaire ne serait jamais complet – pire ! disparaîtrait avec lui à sa mort, il s’empressait quand même, hagard et effréné, d’en apprendre de nouvelles, entretenant dans le foyer de son cœur un tout petit espoir d'achever un jour la tâche qu'il s'était assigné.
Alors qu’il était, comme nous le disions, dans sa chambre à l’agonie, une jeune indiscrète s'infiltra à la lisière de sa conscience.
"Monsieur Omar!" appela-t-elle. "Vous qui avez appris tant de langues, n'en avez vous jamais trouvé de bien laides?
- Evidemment! répondit celui-ci.
- Mais alors, pourquoi estimez-vous que votre quête a échoué?
- Chère enfant, le
laid n’est pas l’ennemi de la poésie, dit avec peine le vieillard. C’est le neutre qui l'est. Le lisse, le creux… Pense à une charpente sans ambitions de s'élever ni de s'étoffer, sans caractéristiques. Une charpente
à regarder sans la voir, oui, une pareille ossature pour soutenir les pensées
des hommes. Voilà qui serait véritablement tragique!"
La jeune femme
médita un moment ces paroles avant de revenir à la charge.
"Je crois que je comprends. Eh bien alors, monsieur, qu’auriez-vous fait, si vous aviez trouvé une telle langue ?
- Si j'avais trouvé une langue dépourvue de toute poésie? Je l’aurais dénoncée au monde entier, tu peux me croire! J'aurais balancé des flopées de mots et de phrases poétiques dans
toutes les langues aux oreilles de la planète, j’aurais jeté en vrac dans le
tas des pans entiers de ce langage gris que j’aurais découvert, et les gens
se seraient pris la tête entre les mains, affligés par une
telle pauvreté! De commisération, on aurait jeté les bases d'une nouvelle langue pour le peuple affligé, et chacun s’y serait attelé tant et si bien que c’aurait été
une langue magnifique, un flot de pierreries précieuses et de boue, et d’or et
de rats crevés, une langue arc-en-ciel, et alors les locuteurs du langage gris se
seraient comme éveillés, époustouflés, pour l'enrichir, la fleurir encore et encore et pour rêver plus fort et plus grand.
…
Mais je m’emporte un peu, parce qu’avant toute chose, j’aurais
poursuivi et achevé mon inventaire. Car je n’aurais pu souffrir que me préoccupant
de malheureux avérés, j'en délaisse d’autres que je n’aurais pas pris le temps de débusquer, pour toujours ! Alors j’aurais fait une liste de toutes
les langues grises, insipides du monde, et je les aurais assénées toutes par blocs
entiers sur les têtes des grands de notre terre, et d'horreur ils auraient ouvert leurs crânes en deux et
auraient fait des donations de langues, par cascades, des fleuves entiers de
fantaisies honteuses et crasses à vous en soulever le cœur, et avec ça de ces petits sentiments timides
et étouffés enroulés en secret comme des couleuvres de soie autour de jolies habitudes
poétiques, et encore des lambeaux brutes, des chapelures de pures émotions lancinantes, tout ça, bref, qu’ils
auraient pris soin, très grand soin de glisser dans des mots-enveloppes,
phrases-colis, récits-bagages à l’adresse
des malheureux démunis."
A force de s’emballer, le vieillard s'essoufflait tant que sa jeune interlocutrice en vint à craindre un trépas anticipé. Elle avait l'intention de prendre congé lorsqu'une idée lui vint :
"Je pense que seul un peuple dépourvu de poésie pourrait utiliser un langage qui n'en ait pas non plus, monsieur. Et tous les êtres humains ont de la poésie en eux. Tous. Ne le croyez-vous pas? ...En fait, vous avez peut-être couru toute votre vie après des chimères. Au lieu de cela, avec toutes ces langues que vous avez apprises au
point d’en connaître la poésie, ne vous est-il jamais arrivé de rêver qu’une fois vieux et l’esprit
tout mélangé comme beaucoup de vieux, vous vous transformiez en un véritable
moulin à charabia, le plus joli charabia du monde, avec la poésie de tous les
mots de toutes les langues que vous avez apprises, et celles que vous n’avez
pas apprises, s’entremêlant comme des formules magiques dans une logorrhée
irrépressible qui se serait expurgée par votre bouche grande ouverte, édentée
pour plus d’aise ; et laisser à travers vous se réconciler les architectes de la tour de Babel? Ne l’avez-vous pas souhaité ? Peut-être étiez-vous la clé, monsieur. Peut-être avez-vous tout bonnement omis, pour donner du sens à votre oeuvre, de perdre la raison.
- …
- Eh bien? Qu'en pensez-vous? Monsieur Omar? ... M-Monsieur?"
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